Manifeste de Libération
5 février 1973
1. Un premier appel a été lancé par les maoïstes qui n'ont jamais dissimulé, dans leurs paroles et dans leurs actes, qu'ils voulaient par tous les moyens permettre au peuple d'écrire, dans sa langue, un socialisme libre. Avec des journalistes qui ont, dans les faits, lutté contre la censure, ils ont pris l'initiative de ce quotidien.
Depuis, s'est constitué une large équipe de travail qui, au-delà des divergences d'opinion, d'ailleurs utiles, s'est unie sur l'essentiel : l'information vient du peuple et retourne au peuple.
A l'heure où des hommes et des femmes, de plus en plus nombreux, combattent pour un contrôle public et directe sur tout ce qui concerne leur vie, Libération combattra pour un contrôle direct et public de l'information.
2. La doctrine du quotidien est : "Peuple, prends la parole et garde-là !" Pour les travailleurs du quotidien Libération, la source de l'information et des pensées se trouve dans le peuple. Sans se dissimuler l'emprise des préjugés qui divisent encore la population (racisme, oppression de l'homme sur la femme, puritanisme, respect de la hiérarchie, etc.), en s'appuyant sur l'expression directe des gens, Libération provoquera le débat. Il ne fera pas simplement allusion à la vie des travailleurs, il n'aura pas l'arrogance de "citer" les lambeaux de paroles d'ouvriers ou de paysans. Il partira de l'expression des pensées, bref, de la parole des exploités et des opprimés. Aujourd'hui, la presse quotidienne donne la parole au patronat, aux politiciens, aux puissants qui, d'ailleurs, financent cette presse, et elle se contente, quand elle ne peut faire autrement, de citer des bouts de phrases d'ouvriers ou de paysans. Le quotidien Libération donnera la parole au peuple et citera des bouts de phrases des puissants. Il renversera le monde de la presse quotidienne.
3. La majorité des rédacteurs de la presse quotidienne reçoit servilement des directives fabriquées dans les grands restaurants où rencontrent des faiseurs de la politique officielle. Le journaliste de Libération s'informe dans les cités ouvrières, les quartiers populaires, les villages, parce qu'il y vit et qu'il y connaît les gens. Il s'informe dans les cafés juste avant l'embauche. Pour le journaliste de Libération, plus on monte dans l'échelle sociale, plus on trouve de corruption, ce qui lui donne un critère dans son travail d'information. Quand un rédacteur servile de la presse quotidienne, pour prendre l'air du temps, ira discuter avec un député ou un directeur de cabinet, le journaliste de Libération, lui, ira discuter avec les gens, jeunes et vieux, avec les membres des comités de lutte d'ateliers, de mal-logés, de consommateurs.
4. Libération fera la critique quotidienne de la vie quotidienne. Il ne se bornera pas à informer sur les grèves, les actions directes de toutes les couches populaires que la grande presse passe sous silence. Il le fera, bien sûr, mais le plus consciencieusement possible. Libération ne laissera pas à France-Soir ou au Parisien Libéré le monopole des "choses de la vie". Il s'emparera de tous les faits divers, qui ont ceci de commun d'être les multiples facettes de la vie sociale, de la vie d'un peuple soumis à l'injustice et à la violence. L'accident de travail, de la route, dans un dancing qui flambe, un soldat qui se pend, une femme inculpée pour avoir avorté, un homosexuel condamné, tout cela sera continuellement mis question. Et nous appellerons un chat un chat : quand c'est vrai, un accident, un assassinat. Tout ce qui se discute dans les ateliers, les communes, sera au centre du quotidien. Le quotidien Libération rendra public ce que certains voudraient tenir secret, chiffres, faits, témoignages à l'appui. Il n'est pas d'autre moyen de favoriser le soulèvement de la vie.
5. Libération ne fera certainement pas de politique comme la grande presse l'entend dans ses pages dites "politiques". Et pour être tout à fait clair, Libération rejette totalement cette "politique" au profit de la nouvelle politique qui naît de la contestation directe par les forces populaires elles-mêmes, d'une société fondée sur l'injustice.
Libération paraîtra à la veille des élections législatives. Pour Libération, voter doit être un acte démocratique clair, un acte de souveraineté. Aujourd'hui, où les vérités sont mises au secret, où les voix de la contestation sont réduites au silence presque total, aujourd'hui où l'on nous demande de choisir entre des politiciens qui représentent, de part et d'autre, cette loi du secret et du silence, aujourd'hui les dés sont pipés.
Sans doute certains voteront, d'autres non. Mais pour nous, l'essentiel est que le peuple impose un contrôle direct : Libération, pendant la campagne électorale, se fera l'écho des revendications populaires.
6. Libération informera aussi les travailleurs et les intellectuels sur la situation internationale. Mais, comme sa doctrine est : "L'information vient du peuple", Libération sait qu'il s'astreindra à la modestie. Il ne peut être question, pour lui, de bavarder sur la situation planétaire. Il s'appuiera sur des correspondants travaillant dans leurs peuples respectifs. Quand les informations lui manqueront, il le dira. Il ne se croit tenu que par l'exigence d'une information conforme aux besoins populaires. Quand il manquera d'une telle information, il ne se croira pas tenu de ne parler pour rien dire, il ne cherchera pas, non plus, à imposer un point de vue.
7. Au quotidien, travailleront ou collaboreront des gens qui n'ont pas, sur tous les points, la même opinion. Il y aura donc des divergences et elles s'exprimeront publiquement, de différentes manières, dans le journal. Aucun de nous n'est partisan d'un socialisme autoritaire. Nous sommes unis pas une commune orientation fondamentale que résume ce manifeste. Nous ne dissimulerons pas les crises qui surgirons dans le quotidien. Elles seront plus utiles que le mensonge et le monolithisme. Nous nous battrons, sous le contrôle du public, pour que le quotidien démocratique surmonte ces crises. Nous ne repousserons pas l'expression d'un point de vue, même s'il est, encore, minoritaire ou mal reçu : le public, lui aussi, connaît des crises et c'est à travers elles qu'il prépare sa libération.
8. Le quotidien s'appuiera, tant pour la rédaction que pour la diffusion, sur des bureaux d'information dans les régions, les localités, sur des correspondant dans toutes couches populaires.
L'organisation du quotidien et son financement dépendent du public, pas de publicité, pas de banque. Partout où c'est possible, les bureaux deviendront eux-mêmes des rédactions dans la perspective d'éditions régionales, ce qui est particulièrement important là où les gens se battent contre les formes diverses de colonisation : départements et territoires d'outre-mer, Bretagne, Occitanie, Pays basque, etc.
Nous appelons tout le monde à soutenir Libération, qui sera comme une embuscade dans la jungle de l'information.
Petit texte de du philosophe et psychanalyste slovène Zizek paru dans Libération du 27 mai 2006 sur la forme des toilettes en France, Angleterre et Allemagne et leur dimension idéologique.
"Réflexions depuis les cuvettes
J'ai passé la journée qui a suivi ma nuit de vol vers l'Europe avec un ami à Francfort. Obligé d'utiliser les toilettes traditionnelles allemandes, j'ai une fois de plus été frappé par leur forme. Le trou, où la merde disparaît après qu'on a tiré la chasse, se trouve bien à l'avant, de telle sorte que la merde est bien visible pour qu'on puisse sentir et inspecter toute trace de maladie. Il n'est pas étonnant qu'Erica Jong, dans son Complexe d'Icare, affirme que «les toilettes allemandes sont la véritable clé des horreurs du IIIe Reich. Des gens capables de construire des toilettes comme ça sont capables de tout !» Les toilettes allemandes sont l'un des trois types de toilettes du monde occidental qui constituent une sorte de contrepoint «excrémental» au triangle lévi-straussien de la cuisine : dans les toilettes françaises typiques, le trou est bien à l'arrière, pour que la merde disparaisse le plus vite possible ; enfin le modèle américain présente une sorte de synthèse, une médiation entre ces deux pôles opposés. La cuvette est pleine d'eau, de sorte que la merde flotte, bien visible, mais pas pour y être examinée. Aucune de ces versions ne peut se targuer d'être purement utilitaire : on discerne clairement pour chaque modèle une certaine perception idéologique du rapport que le sujet devrait avoir avec cet excrément déplaisant qui sort de notre corps lequel ? Hegel a été parmi les premiers à interpréter la triade géographique Allemagne-France-Angleterre comme expression de trois attitudes existentielles différentes. La minutie réfléchie allemande, la hâte révolutionnaire française, le pragmatisme utilitariste et modéré anglais. En termes de modèle politique, cette triade peut s'analyser comme le conservatisme allemand, le radicalisme révolutionnaire français et le libéralisme modéré anglais. En termes de prédominance de l'une des sphères de la vie sociale, on retrouve la poésie et la métaphysique allemande, la sphère politique française, et la sphère de l'économie anglaise. Cette référence aux toilettes nous permet de discerner la même triade dans le domaine le plus intime de l'accomplissement de la fonction «excrémentale» : fascination ambiguë et contemplative, tentative de se débarrasser de l'excrément déplaisant le plus vite possible, approche pragmatique pour traiter la merde comme un objet ordinaire dont il faut disposer de la manière la plus appropriée. Il est aisé, pour un universitaire, de clamer lors d'une table ronde que nous vivons dans un univers postidéologique. Mais au moment même où il met le pied dans les toilettes, après une discussion animée, il est dans l'idéologie jusqu'au cou."